Chaque archiviste, par son expérience professionnelle, mais aussi en tant que citoyen, s’est fait une idée des besoins de la société en matière de transparence. Qui plus est, la mise à disposition d’informations reste une des missions primordiales de l’archiviste. Mais, de ce fait, et d’autant plus avant l’avènement du numérique, l’archiviste peut se trouver souvent dans la délicate position d’empêcher l’accès à certaines informations. Cette question fait suite à la Question 1. Quels sont les besoins de la société civile en matière d’archives ? et précède la Question 3. Le droit garantit-il l’équilibre entre la transparence et la protection des autres intérêts, particuliers ou général ?.

 

Axe 2.1. Les efforts des archivistes pour mieux faire connaître leurs fonds et les innovations en ce sens…

La base du travail de l’archiviste a toujours été de mettre à disposition des informations, d’abord à destination de son employeur, puis du grand public, comme l’a très clairement affirmé à la Révolution la loi du 7 Messidor an II dans son article 37 : « Tout citoyen pourra demander, dans tous les dépôts, aux jours et aux heures qui seront fixés, communication des pièces qu’ils renferment ; elle leur sera donnée sans frais et sans déplacement, et avec les précautions convenables de surveillance ».

Partant de la pratique de mise à disposition des documents en salle de lecture, les archivistes se sont pleinement emparés ces dernières années des progrès technologiques pour améliorer l’accès aux documents qu’ils conservent et s’en faire de véritables médiateurs. Ainsi, le numérique a été un facteur important pour donner aux archives une visibilité inédite, notamment par la mise en ligne d’archives numérisées, leur référencement collaboratif et l’utilisation des réseaux sociaux. Un saut qualitatif et quantitatif a été fait en matière d’accès : les archivistes donnent accès à beaucoup de données et documents en ligne, fournissent plus d’explications sur la manière de les retrouver et coordonnent les forces des usagers pour améliorer la description des archives via l’indexation collaborative. Une comparaison des initiatives de ce type dans les secteurs public et privé serait particulièrement intéressante pour favoriser les échanges de bonnes pratiques et une meilleure connaissance réciproque des spécificités de chacun des secteurs.

Revers de la médaille : la fréquentation physique des salles de lecture décroit. La concurrence de l’accès en ligne n’est en général pas la seule cause invoquée : la baisse du nombre des mémoires de recherche utilisant les archives est également incriminée. Se pose alors la question de savoir qu’imaginer dans le futur pour l’accueil physique des personnes dans les services d’archives, en lien avec l’offre sur les sites internet. Doit-on réinventer la salle de lecture à l’instar des réflexions en cours dans les bibliothèques, dont la fonction de « tiers-lieu » est parfois vue comme la garantie de leur avenir ?

Autour de sa fonction de médiateur de l’information, l’archiviste a sans doute une utilité sociale à réaffirmer sous de nouvelles formes. Et il le fait déjà : il ne faut pas oublier d’autres initiatives que l’accès dématérialisé, comme l’investissement des services d’archives dans les expositions, les services éducatifs ou des initiatives plus originales (jeux-policiers dans les archives, collaboration avec des auteurs de BD, etc.). Ces initiatives visent à démocratiser l’accès aux archives et à faire tomber les barrières socioculturelles qui s’opposent à l’accès aux archives : comme dans les autres domaines culturels, une des difficultés à lever est l’autocensure et la méconnaissance du secteur par une partie de la population.

Des comparaisons pourraient également être faites avec les initiatives d’autres secteurs proches des archives, comme l’open data : quels vecteurs ont été utilisés pour pousser les organisations à ouvrir leurs données et favoriser leur appropriation par les usagers ? Avec quels résultats ? Y a-t-il des sources d’inspirations pour les archivistes ?

 

Axe 2.2. … mais la persistance de la méconnaissance de l’« atelier de l’archiviste »

Mais la complexité du travail de l’archiviste, de ses contraintes et de ses méthodes, souvent mal connues du grand public, renforce le soupçon à son égard de cacher quelque chose.

Dans la profession, les missions de l’archiviste sont souvent résumées par les « 4 C » : Collecte, Classement et Conservation des archives, avant leur Communication à un tiers qui peut être le service producteur, un chercheur ou le grand public. Les archivistes y ajoutent régulièrement un 5e C qui est souvent le Contrôle ou le Conseil, deux facettes liées au records management.

Pour autant, le grand public ne sait pas forcément de quelles actions concrètes, réalités techniques et principes juridiques résultent les documents qu’il demande à consulter (quand il n’ignore pas déjà qu’il a le droit d’aller demander la communication de certaines informations à l’administration).

À l’heure où le numérique permet souvent un accès unifié à l’information et abolit la notion de frontières, la méconnaissance du lien entre services producteurs et fonds d’archives explique que les usagers soient perdus face à la fragmentation de la conservation entre archives nationales, régionales, départementales, communales, d’entreprises, d’établissements d’enseignement, de santé ou publics en général… L’ouverture du portail national France Archives pourrait être un facteur de clarification qui reste à confirmer. La multiplication des niveaux d’accès à l’information sur internet n’est au demeurant peut-être pas si négative, permettant de multiplier les portes d’entrée.

Cependant, en facilitant les comparaisons sur l’ensemble du territoire, le numérique oblige également les archivistes du secteur public à une harmonisation des pratiques qui est complexe, compte-tenu des contraintes issues des services producteurs. La question institutionnelle est centrale car elle explique les lieux où sont conservées les archives et l’incertitude autour de la conservation des fonds d’archives privées, qui ne sont soumis à aucun cadre légal quant à leur conservation historique. Par leur origine, les fonds d’archives font toujours l’objet d’un accès moins intuitif et attractif que celui aux ressources des bibliothèques, toujours classées par thèmes compréhensibles du grand public. De la même façon, les conditions d’accès aux archives versées par une personne privée, laissées à la discrétion de cette dernière, souligne l’écart avec les principes applicables aux personnes publiques, au risque de ne pas être comprises par les citoyens.

En outre, le lien des archives avec l’organisation qui les a produites est la première source d’explication de ce qui sera au final disponible : l’archiviste ne peut mettre à disposition des usagers que ce qu’une organisation a bien voulu lui transmettre. Dans le secteur public, un cadre juridique protecteur existe, qui donne une mission particulière à certains archivistes, en charge du contrôle scientifique et technique sur les archives publiques. La faible application des sanctions pénales en matière de destructions d’archives non-autorisées interroge l’efficacité du dispositif. Une modification du cadre législatif, comme l’ajout de sanctions administratives, ne permettrait-elle pas d’obtenir de meilleurs résultats ? Il faudrait également examiner la boucle de rétroaction que la transparence entraîne sur la collecte : ouvrir trop ou trop vite certaines archives ne contribue-t-il pas à encourager les services producteurs à détruire certaines données ? La qualité de la collecte réalisée par l’archiviste n’est pas seulement influencée par le risque de destruction malveillante : elle est aussi soumise aux réalités techniques et organisationnelles de son contexte de production. Une donnée ne représente jamais parfaitement, ni objectivement la réalité qu’elle est censée décrire : elle est avant tout le produit de l’activité d’une organisation.

Le travail de sélection opéré par les archivistes est probablement aussi méconnu que fondamental pour la transparence, puisqu’il entraîne, après une durée de conservation devant protéger les droits des personnes physiques et morales, la destruction de la majorité des informations produites par l’administration. Le concept d’archives essentielles mis en avant par le rapport Nougaret[1] et le débat qui a suivi les propositions du ministère de la culture sur le sujet, montrent que ce travail mériterait d’être au moins expliqué. Dans ce processus, l’archiviste est un tiers de confiance : du fait de son expertise professionnelle et de sa formation, on lui a accordé la confiance nécessaire pour faire la sélection des archives historiques. Mais les historiens en appellent à une réforme plus profonde en démocratisant le processus décisionnel qui aboutit à détruire certaines archives. Si une telle réforme contribuerait à restaurer la confiance de la société dans le rôle des archivistes, les modalités pratiques de sa concrétisation restent à trouver. Une comparaison internationale des dispositifs de sélection des archives définitives pourrait fournir des exemples inspirants.

La mission de bonne conservation des fonds elle-même pose des problèmes de transparence : préserver l’intégrité des archives peut passer par le fait d’empêcher l’accès à certains documents dont l’état se dégrade trop vite par les manipulations induites par la communication, voire à cacher l’emplacement des lieux de conservation pour diminuer le risque d’actes de malveillance.

Aux yeux des usagers, ces différentes problématiques posent la question de la déontologie de l’archiviste. Le code de déontologie de la profession, adopté en 1996 par le Conseil international des archives, ainsi que la déclaration universelle de l’UNESCO sur les archives, fournissent des principes fondateurs de l’action des archivistes, mais semblent peu connus, même des archivistes. Leur adéquation avec les situations réelles auxquelles les professionnels des archives sont confrontés mériterait d’être évaluée pour voir si des compléments ne seraient pas nécessaires. L’amélioration de leur promotion semble également centrale. La comparaison de cette déontologie et de ses méthodes de diffusion avec celles des autres professions patrimoniales pourrait être également inspirante.

Mais ces problématiques renvoient également, de manière aussi prosaïque que fondamentale, aux moyens alloués aux archivistes et à la place occupée par la gestion des archives dans les politiques publiques, déterminée autant par le poids sociétal de cette mission que par son importance aux yeux des décideurs.

 

Axe 2.3. Le travail des archivistes face aux défis du numérique

De plus, la valorisation des fonds conservés et du travail des archivistes est renouvelée par la montée en puissance des archives électroniques.

Les retours de la société civile semblent montrer essentiellement deux interrogations au sujet des archives électroniques :

  1. Pourquoi le numérique ne permet-ils pas de faciliter l’accès aux archives d’une manière bien plus radicale que ce qu’on observe aujourd’hui ? Pourquoi tout n’est-il pas disponible sur internet, sur un site à l’ergonomie unifiée ? Pourquoi les administrations ne mettent-elles pas en ligne tous les documents librement communicables ?

Les moteurs de recherche grand public sont devenus la référence en matière d’ergonomie de recherche d’information, ce qui percute les pratiques archivistiques utilisées pour classer et retrouver l’information, comme la rédaction d’instruments de recherche, l’usage des plans de classement et l’indexation. Le fait que ces manières de procéder puissent garder leur pertinence dans le contexte numérique fait débat au sein des archivistes, mais s’appuie aussi sur une réalité technique : les documents d’archives ne sont pas des pages internet, ce qui complique leur référencement. De plus, on peut se demander si les normes professionnelles de rédaction des instruments de recherche et d’indexation (normes ISAD(g) et consorts), justifiées par des impératifs scientifiques de mise en contexte, ne peuvent pas être également des sources de complexité pour les usagers. La fusion des normes actuelles dans un nouveau format appelé Records in Context (RiC), exploitant les potentialités du web sémantique, pourrait être source de simplifications et permettre le développement de modes d’accès plus intuitifs[2].

Le temps nécessaire à la réalisation des instruments de recherche est un sujet de conflit ancien entre usagers et archivistes, les premiers pouvant accuser les seconds de cacher de facto des archives en mettant du temps à les décrire. Plus de transparence sur les programmes de classement des services d’archives, mais également sur les moyens nécessaires et disponibles pour assurer les opérations de description des archives pourrait être une manière d’améliorer la compréhension mutuelle.

La solution pourrait aussi venir de l’intelligence artificielle et des algorithmes permettant le traitement automatisé de l’information. Mais les potentialités réelles de ces technologies sont difficiles à appréhender par les archivistes comme par le grand public. Un effort de médiation dans le domaine serait appréciable. La pertinence de ces méthodes est également tributaire de la manière de faire de la recherche à partir des archives : les humanités numériques semblent actuellement influencées par une vision informatique privilégiant les analyses assistées par des systèmes d’information complexes, orientés big data, au détriment peut-être des acquis des recherches passées en sociologie et en ethnologie qui ont pu montrer que le nombre des données n’étaient peut-être pas la clé de la connaissance de la réalité.

L’instrument de recherche cristallise en outre le conflit entre accès maximal à des données pertinentes et protection des données à caractère personnel. Pour garantir un équilibre, l’autorisation unique AU29 du 12 avril 2012 de la CNIL portant sur les archives publiques[3] prévoyait des délais supplémentaires pour la diffusion en ligne de certaines données d’archives, qui se répercutaient sur leurs métadonnées descriptives, mais cela a parfois percuté d’autres expressions de l’intérêt général comme le fait d’encourager la mémoire de tel ou tel événement.

Les usages digitaux qui se diffusent dans la société rendent également difficilement compréhensible que l’accès à des documents puissent se faire uniquement en salle de lecture, sous forme physique. L’ignorance du temps de préparation préalable, du coût de la numérisation et surtout de sa conservation sous forme numérique est un autre facteur  qui contribue à faire de l’archiviste une profession étrange aux yeux du grand public et des décideurs.

Ces problématiques posent la question de savoir comment vulgariser les raisons techniques qui expliquent ce que les archivistes peuvent faire ou ne peuvent pas faire. Arriver à faire entendre ces arguments, même correctement expliqués, dans l’espace public reste une gageure, à l’heure où l’indisponibilité sur internet d’une donnée ou d’une information est interprétée comme un manque de transparence.

Mais, à force de baigner dans un milieu professionnel technophile, il ne faudrait pas oublier que l’accès aux services numériques est aussi discriminatoire. Dans la course à la mise en ligne, les archivistes vont également être confrontés à la question de l’inclusion numérique[4].

 

  1. Comment va-t-on réussir à conserver les archives électroniques aussi longtemps que les papyrus mérovingiens des Archives nationales (VIIe siècle) ou, « plus près de nous », les nombreux parchemins remontant à la révolution documentaire des XIIe et XIIIe siècles ?

Même si le risque zéro n’existe pas, les archivistes ont apporté certaines réponses à cette question, qui se sont concrétisées dans des normes internationales, comme le modèle OAIS ou l’ISO 13 008, et dans des solutions logicielles, comme les systèmes d’archivage électronique. Cependant, ces solutions mériteraient d’être mieux expliquées. On constate en effet dans les médias que la pérennité de l’information numérique est majoritairement abordée au travers de la problématique de la pérennité du support, alors que l’enjeu principal est celui du code. Le choix unanime fait par les archivistes de privilégier aujourd’hui la migration de formats mériterait peut-être un bilan et une réévaluation face à d’autres méthodes comme l’émulation, dans un contexte de virtualisation accrue des environnements logiciels.

Les conséquences pratiques de la transformation des documents en ensemble de données sur la mise à disposition des archives pourraient être également abordées.

Il ne faut pas non plus négliger que l’intégrité des informations électroniques est aujourd’hui majoritairement garantie par des procédés cryptographiques dont la pérennité est sans cesse menacée par les progrès de la puissance de calcul des ordinateurs (qui va peut-être connaître un progrès radical avec l’ordinateur quantique). Or cette intégrité est le fondement de la sincérité des informations transmises à la société et donc de la transparence des organisations dans un monde dématérialisé. Au-delà de la pérennité des fichiers numériques, la question de la conservation sur le long terme de leur caractère probatoire est un enjeu à réexaminer en permanence à l’aune des progrès technologiques actuels. Il serait appréciable que des experts viennent éclairer les archivistes sur l’avenir des technologies actuelles d’établissement de la preuve électronique : signature électronique, empreinte, blockchain…

 

Ces interrogations de la société face au numérique posent la question de la médiation d’enjeux techniques complexes auprès des archivistes eux-mêmes et du grand public.

Les archivistes ont bien sûr contribué à répondre à ces deux défis et connaissent les réalités matérielles qui expliquent les limites observées. Cependant, il est clair que des progrès peuvent encore être faits pour surmonter ces défis, ne serait-ce que pour mieux en expliquer les enjeux.

 

Je me lance et je lis les informations pratiques avant de proposer une communication ou un atelier !

 

[1] Voir https://francearchives.fr/fr/article/28204701.

[2] Un premier démonstrateur a été créé par le Service interminitériel des Archives de France pour avoir un premier aperçu de ces potentialités : http://piaaf.demo.logilab.fr/.

[3] Délibération n°2012-113 du 12 avril 2012 portant autorisation unique de traitements de données à caractère personnel contenues dans des informations publiques aux fins de communication et de publication par les services d’archives publiques, dite « AU 29 » [en ligne : https://www.cnil.fr/fr/declaration/au-029-archives-publiques].

[4] Voir à ce sujet le rapport 2017 du Défenseur des droits [en ligne : https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/dossier-de-presse/2018/04/rapport-annuel-dactivite-2017-ne-jamais-detourner-le-regard].