Appel à communication
Les archives font depuis quelque temps l’objet d’une attention renouvelée, que ce soit du côté du grand public ou des médias. Ainsi, rarement une semaine ne se passe sans qu’un journal national n’aborde le sujet, bien souvent pour diffuser des résultats de recherche liés à l’ouverture d’archives. Ne serait-ce qu’en décembre 2023, Le Monde s’est intéressé à celles de l’assureur britannique Lloyd’s tandis que Le Figaro se préoccupait de celles du Vatican. Ainsi parle-t-on beaucoup d’archives, mais, sauf controverse, bien peu d’archivistes. Pourtant, ce sont bien eux qui donnent toute leur attention aux archives. Qu’est-ce que cela signifie quant au statut des archives dans notre société ?
L’attention, considérée comme un bien commun, fait figure de terme polymorphe que le sens général associe le plus souvent à des expressions telles que « faire attention » ou « prêter attention ». Plus récemment est apparu dans le débat public le terme de care. À la fois disposition et activité, il recouvre les champs de la médecine, de la sociologie et de la philosophie, et réinterroge la place du soin voire de la sollicitude dans notre société.
L’attention occupe ainsi une place dans le débat public qui nous invite à nous en emparer, dans ses multiples acceptions, et à l’examiner au prisme de nos intérêts professionnels. Nous proposons donc d’engager la réflexion et les débats sur ce thème à l’occasion d’un Forum largement ouvert au monde des archivistes et aux communautés professionnelles proches (bibliothèques, documentation, patrimoine) et non-institutionnelles (associations, ONG), comme aux expériences étrangères notamment francophones, en plaçant au centre de nos attentions les archives et ceux qui en ont l’usage.
Afin de problématiser l’appel à contribution de ce Forum, nous souhaitons partir de la définition donnée par Bernard Stiegler :
« L’attention est à la fois, comme capacité de concentration, une faculté psychique, et, comme soin pris à soi et à son entourage, une faculté sociale. C’est cette double dimension indissociablement psychique et sociale qui fait de l’attention le socle de toute civilité ».
À ces deux dimensions, nous proposons d’ajouter celle de la considération environnementale, au cœur du débat public actuel, et qui fait particulièrement écho aux préoccupations de notre profession, relatives à la collecte et à la conservation des archives.
Pour la philosophe Simone Weil, l’attention c’est « suspendre sa pensée […] la pensée doit être vide, en attente, pour pouvoir accueillir dans sa vérité nue, l’objet qui va la pénétrer ».
Cette proposition rejoint l’idée de l’existence d’une attention « flottante », celle du flâneur ouvert à de nouvelles découvertes mais aussi à l’écoute de l’autre et de ce qui le préoccupe. A contrario, l’attention peut également recouvrir des valeurs négatives, qu’il s’agisse des conséquences liées au développement exponentiel de l’économie de l’attention, et aux troubles qu’elle peut générer, ou bien s’incarner sous la forme d’une obligation qui est la marque des régimes autoritaires. Dans tous les cas, l’attention se manifeste par une interaction qui ne peut être isolée du contexte dans lequel elle se déploie et de ses finalités, revêtant ainsi une pluralité de manifestations que l’ouvrage d’Yves Citton, Pour une écologie de l’attention (Paris, éditions du Seuil, 2021) décrit selon trois approches : l’attention collective, conjointe, et individuelle.
Réciproque ou conjointe, l’attention prend en compte les interactions entre individus, entre groupes de tailles diverses. Elle permet d’observer ce que sont les nouvelles formes de mobilisation, de vigilance collective dont la vitalité est aujourd’hui particulièrement significative. Ainsi, de nombreuses associations ou collectifs interpellent les pouvoirs publics et l’opinion publique sur des archives particulières mais aussi sur les questions d’accès, comme le montre par exemple la question de l’accès aux dossiers des métis en Belgique dans un contexte postcolonial. De même, les archivistes se mobilisent au travers d’associations ou de syndicats professionnels pour défendre leur profession ou attirer l’attention du public sur des questions essentielles à leurs valeurs professionnelles telles que l’accès aux archives publiques (cf. le débat sur l’accès aux archives classifiées) et leur conservation.
C’est en effet dans la qualité de leur attention à leur environnement, à leurs usagers, et aux fonds d’archives dont ils assurent la responsabilité, que les archivistes incarnent les trois dimensions associées au care : l’action pratique (prendre soin), la motivation (la sollicitude) et la sensibilité (l’attention, la préoccupation).
1 Quelle place pour les archives dans une économie de l’attention ?
L’économie de l’attention a été théorisée depuis les années 1970 comme un champ économique émergent lié aux nouvelles technologies de l’information, mais l’origine de cette notion remonte en fait au XIXe siècle, alors que de nouveaux médias (photographie, presse, cinéma) apparaissent et que l’industrialisation révolutionne l’organisation du monde du travail.
L’intégration du secteur des archives dans l’économie de l’attention pose d’abord la question des capacités d’attention du public aux archives, de l’adéquation entre l’offre et la demande, et donc des stratégies mises en œuvre pour assurer la visibilité des ressources en ligne mais aussi des sources originales. À cela s’ajoute aujourd’hui la montée en puissance de l’archivage de données – archives nativement numériques – dont la production croît de façon exponentielle.
Nous proposons dès lors trois orientations afin d’interroger l’intégration des archives à la sphère de l’économie de l’attention :
La production des données et les stratégies qui s’y attachent : comment assurer nos missions afin de documenter les décisions publiques et politiques qui touchent les populations ?
- En quoi le développement de stratégies de la donnée, à la suite des lois Lemaire et Valter, par les institutions publiques comme privées, a une incidence sur l’attention que doivent avoir les archivistes aux questions de la traçabilité et de la pérennisation des archives nativement numériques ?
- En quoi cette évolution a-t-elle généré une vigilance croissante des citoyens à la diffusion de leurs données et à l'attention qu'autrui pourrait y porter ? Quels sont les impacts de la mise en œuvre du Règlement général de protection des données (RGPD) sur la conservation d’archives ?
Des politiques de numérisation massive menées depuis plus de vingt ans ont conduit à une surabondance de ressources numérisées accessibles en ligne, dont le volume contraste avec les capacités de consultation et d’accès par le public.
- Quel bilan faire de l’intégration des ressources d’archives dans l’économie de l’attention ?
- En quoi les choix des corpus numérisés, des rétroconversions d’instruments de recherche, le développement des moteurs de recherche plein texte, du web sémantique, ont-ils contribué à attirer l’attention et à orienter la recherche vers certains types de sources au détriment d’autres moins visibles ? Quelles conséquences ces choix ont-ils sur l’évolution de la recherche ?
- En quoi cette intégration dans l’économie de l’attention a-t-elle détourné l’attention de la notion de producteur, fondement de la pratique archivistique, de la contextualisation des documents dans leurs fonds, nécessaire à la critique des sources par les chercheurs, et des métadonnées issues des travaux de classement ?
Quels modèles à venir pour l’accès aux données et aux documents numérisés ?
- Dans un contexte concurrentiel qui est le propre de l’économie de l’attention, la recherche de notoriété est-elle nécessaire au vu de la méconnaissance des archives ? Est-elle souhaitable ? Quelle est la part faite à l’audience de l’institution, à celle recherchée au travers de la mise en avant de documents emblématiques ou de la présence active sur les réseaux sociaux ?
- Qu’en est-il du choix d’un modèle économique ? La gratuité d’accès proposée par le service public qui s’oppose au modèle privé reposant sur l’abonnement et/ou la collecte de données nominatives ? Quelle concurrence et/ou collaboration entre secteur public et secteur privé
- Alors que nous déléguons chaque fois davantage aux machines (algorithmes, intelligence artificielle...) la tâche de faire attention à ce qui nous entoure, quelles en sont et en seront les conséquences sur l’accès aux archives ?
2 Comment favoriser l’attention aux archives, quelles curiosités encourager, et de la part de qui ?
En quoi les attentions des archivistes et de leurs usagers sont-elles convergentes ou divergentes ? Six déclinaisons sont proposées dans cet axe :
Les nouveaux espaces de l’attention aux publics :
- Présentiel (aménagement des espaces d’accueil, hybridation, mutualisation)
- Virtuel (portails, dispositifs collaboratifs, chatbot, etc.)
Les nouveaux dispositifs d’attention au public :
- Quelle connaissance avons-nous de nos publics ? Enquêtes, sondages, programmes de recherche, etc.
- Quelle inclusivité et/ou dispositifs d’accessibilité mettons-nous en place ?
- Le nudge a-t-il sa place dans les archives ?
Quelle attention conjointe aux archives ? Quel rôle de l’archiviste : médiateur ou prescripteur ?
- Comment nourrir notre dialogue avec la recherche académique ?
- Comment écouter la demande sociale ? Quel usage thérapeutique ou réparateur peut avoir la recherche dans les archives ?
- L’archiviste peut-il/doit-il avoir un rôle de médiateur ?
Archives, droits humains et enjeux de société :
- Quelle attention porter à la conservation et à l’accès aux archives comme marqueur de l’État de droit ?
- Comment garantir l’égalité de l’accès aux archives ?
- Quels sont les usages des archives dans les instances de réconciliation (cf. expériences étrangères dans le monde francophone et en Amérique latine, par exemple) ?
Archives et curiosités :
- Comment maintenir la sérendipité, la capacité à trouver ce que l’on ne s’attendait pas à trouver, la « roulette vénitienne » chère à l’historien Carlo Ginzburg ?
- Quelle désirabilité des fonds d’archives ? Quelles peurs ? En quoi les archives peuvent-elles jouer un rôle de carte qui permet de se mouvoir dans le territoire ?
Archives et création artistique :
- Comment les expériences esthétiques agissent-elles sur l’attention aux archives ? Quelle place tiennent les usages artistiques des archives ?
3 Comment l’attention renégocie-t-elle les missions des archivistes ?
Dans un contexte de psychologisation accrue de la relation aux institutions et aux personnes, comment concilier les attentes de la société (immédiateté) et les contraintes (attentions) du métier d’archiviste s’inscrivant souvent dans la longue durée ? Comment développer une relation de confiance avec nos usagers ? On interrogera la façon dont les archivistes font usage d’attentions aux archives et à leurs missions :
Dans les politiques de collecte :
- Volonté de faire décélérer la collecte, d’aller vers une collecte « frugale » : quel bilan dresser de la mise en œuvre du cadre méthodologique d’évaluation (2014) ? Quels sont les effets du recentrage sur la notion d’archives essentielles, et du développement des pratiques d’évaluation et de réévaluation des fonds ?
- Attention faite aux archives en déshérence voire en péril (cf. rôle de la coopération internationale, des organisations non-gouvernementales comme le Bouclier bleu ou Archivistes sans frontières), aux archives négligées (archives dans un contexte postcolonial, fonds sériels).
- Capacité à intégrer la demande sociale dans les politiques de collecte, en élargissant le champ d’intervention à de nouveaux acteurs : prospection des archives alternatives ou qui restent à découvrir : minorités, diversités, etc.
- Modalités renouvelées de collecte induisant des formes plus participatives et collaboratives entre institutions/non-institutions.
Dans les politiques de classement :
- Quels mécanismes se mettent en place d’un point de vue neuropsychologique lors des classements (réflexes, œil de l’archiviste, part de subjectivité…) ?
- Quelle place pour l’attention et la concentration de l’archiviste dans cette pratique ?
- Comment concilier les temporalités, la question de l’immédiateté de la demande d’accès par rapport au temps long propre au classement ?
Dans le développement des politiques de conservation préventive convergentes avec les enjeux environnementaux :
- Comment la question du développement durable est-elle prise en compte dans la gestion matérielle des archives (politique bâtimentaire, choix des traitements, réactivation de savoir-faire traditionnels…) ?
- Comment les archivistes répondent-ils à la crise climatique ? Comment développer de nouvelles stratégies adaptées ?
- Quelles sont les attentes et les conséquences de la mise en œuvre de plans de sauvegarde des biens culturels pour les archives ?
4 Quels archivistes pour quelles attentions ?
Des communications portant sur la sociologie des métiers des archives ou des études anthropologiques pourraient être proposées dans cette partie. Il nous semble également intéressant de réfléchir à nos gestes professionnels.
Quelle(s) identité(s) professionnelle(s) pour l’archiviste ?
- Quelles représentations ?
- Quelle valorisation professionnelle ? L’archiviste est-il fournisseur/producteur de services ?
Quelle éthique et déontologie de l’archiviste ?
- Quelles sont nos valeurs professionnelles ?
- L’archiviste peut-il/doit-il faire preuve d’engagement civique ?
Quelles formations et parcours professionnels ?
- 50 ans après la création des premières formations universitaires (université de Mulhouse, 1976), comment le développement de ces cursus s’accompagne-t-il d’une attention portée aux besoins des professionnels et à l’évolution de leurs métiers ?
- Comment former des archivistes à « faire attention », notamment en intégrant les sciences sociales dans leur cursus ?
- Comment l’enseignement universitaire s’articule-t-il avec la recherche en archivistique ?
Quel environnement pour l’archiviste ?
- Dans quelles conditions de travail l’archiviste évolue-t-il ?
- À quels risques doit-il faire face ?
Quelle capacité avons-nous à collaborer, à coopérer au niveau local, national et international ?
Comment maintenir une disponibilité au monde ambiant, comment laisser œuvrer émotions et sensations ? Existe-t-il un archiviste flâneur ?